
photo jeanne
Les chiffres des heures s'affichent sur le mur
de moins en moins rouges
au fur et à mesure que le jour passe à travers les lames du store
elle n'a toujours pas trouvé le bon oreiller
un qui ne lui casserait pas le cou
qui l’aiderait à dormir
elle qui dormait si mal
des réveils intempestifs à des 3 heures du matin
elle voulait bouger
faire un café
ouvrir toutes les portes
toutes les fenêtres
faire entrer le frais
le rideau bleu ne bougeait pas
pas un souffle d’air
un reste d’humide de la nuit vaporisait une odeur de jasmin
Essaouira lui revenait en bleu total
le calme s’installait après les journées de feu, de mistral
le ciel à la fenêtre de la cuisine se mettait au rose tendre
fugitivement
dans quelques minutes il faudrait fermer le store
sur le cru du soleil
un vent chaud venu d’Afrique soufflait
le thermomètre affichait les 37 degrés
il devait encore monter
plus de différence de température entre la nuit et le jour
la canicule s’installait
les feux de forêts noircissait le ciel
les feuilles roussies du cerisier commençaient à tomber
un avant-goût de l’automne ?
coup de chaud
nous n’étions que fin juillet
des visages furtifs défilaient
ballet de figures anciennes
visions fugitives sur lesquelles elle n’avait plus de nom à mettre
fantômes en draps bleus
c’était hier c’était si loin
l’usine, la chaine, la chaleur l’été, les cadences
le froid l’hiver les mêmes cadences
l’odeur du pain grillé
des biscottes tièdes à mettre
en goulottes
en sachet
en carton
sur palette
elle se souvient, impensable aujourd’hui
elle avait fait grève seule
harcelée par un petit chef
elle la « mao »
le poste le plus pénible était les cartons
debout pendant 8 heures
une demie heure de pose
suivre le rythme
remplir les cartons
les cartons plein de 10 kilos
qu’il fallait mettre sur des palettes
d’une certaine façon
sinon au moindre mouvement du transpalette tout s’écroulait
ce poste était réservé aux nouvelles
au fur à mesure de l’ancienneté on remontait dans la chaine
et là on pouvait s’assoir sur des tabourets
lui le petit chef s’obstinait à la mettre aux cartons
alors qu’elle pouvait « prétendre à un poste assis »
un matin elle refuse de prendre ce poste
en blouse couleur biscotte, résille sur la tête
elle se met en grève seule révoltée et désespérée à la fois
elle fait le tour des fours
avait le soutien des ouvrières qui avaient prononcé le mot grève
« s’il te le fait à toi il peut nous le faire »
certains lui avait dit qu’elle pouvait se faire renvoyer
qu’importe, elle ne pouvait céder à cet homme à ses brimades continuelles
elle se souvenait encore de son nom félix
le directeur avait calmé le jeu
le lendemain elle avait obtenu gain de cause
elle pouvait poser son cul sur un tabouret !!!!
elle est restée 2 ans dans cette usine
les horaires 5 h30 13h 30 pour le quart du matin
13h30 21h30 pour le quart du soir
ça devenait impossible, insuportable avec son fils
il passait trop de temps seul
toujours inquiète
la clef de la maison pendue à son cou
il se gérait tant bien que mal
tout lui revenait en bloc
la chaine les odeurs, les ouvrières
le courage de ces femmes
penchées sur ces fours où sans cesse les biscottes arrivaient.
la « mao » devait partir
une petite fête, une plaque d’identité en argent
elle quittait définitivement l’usine
à 21h 30 un samedi,
elle en gardait un souvenir ému
de lutte de fraternité de révolte
qu’elle n’a jamais retrouvé
elle avait eu une place dans un FPA
sténo dactylo correspondancière
elle commençait le lundi
elle avait eu son CAP en 6 mois !!!
d’autres cadences infernales !!!